
Depuis toujours, l’être humain rêve de voler. Comme les enfants qui s’inventent des ailes avec du carton, nous cherchons des moyens de dépasser nos limites. Mais certaines lois — physiques ou anatomiques — restent inamovibles. Et c’est aussi ce qui rend nos explorations belles et créatives.
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Beaucoup d’élèves sont frustrés lorsqu’ils n’arrivent pas à réaliser certaines postures. Et ce qui leur manque souvent c’est juste quelques explications et de compréhension : ce n’est pas qu’une question d’effort ou de gain de souplesse. Il arrive souvent que le frein est la structure osseuse. Et comme le dit l’expression “Tomber sur un os” et bien avec son propre corps idem, c’est un obstacle : aucune volonté, aucun étirement, aucune respiration ne peut “forcer le passage” sans risque.
1) Les 99% de pratique qui vont t’amener dans le mur
Sorry but not sorry… la théorie c’est indispensable pour une pratique sécure. Il y a encore quelques jours, un ami pratiquant de yoga me disait qu’en huit ans de yoga il n’avait pas vu sa souplesse évoluer beaucoup (je confirme). J’aimerais bien avoir une imagerie de son corps tout entier pour voir la forme de ses os, et puis des analyses de ses tissus mous (fascias, muscles, tendons, ligaments).
Pourquoi je dis ça ? Parce que sa déception vient probablement du fait qu’il est face à la réalité de sa charpente. Ses os sont très probablement emboîtés de manière à ne pas lui permettre de coller son tronc à ses jambes. Quant aux tissus, je reviendrai plus loin dans l’article.
2) Quand les os décident : variations anatomiques
Observez un instant les nez de vos collègues : il n’y en n’a pas deux pareil. Notre squelette c’est pareil. En théorie, dans le monde valide, un adulte à 206 os mais tous ces os n’ont pas exactement la même forme d’un individu à l’autre. Et Les différences entre individus sont suffisamment importantes pour transformer radicalement l’accès aux postures de yoga.

Un squelette standardisé, bien loin de la diversité réelle des corps.
Mais sous la protection de Ganesh. [20]
2.1 Les axes des jambes
Les jambes arquées (genu varum) et genoux “en X” (genu valgum) sont fréquents, présents chez environ 8 à 10 % de la population adulte [5]. Ces différences d’alignement influencent les postures debout, sans être forcément pathologiques.

Les genoux en “X” ne permettent pas de joindre les pieds.
Et inversement les jambes arquées ne permettent pas de rassembler les genoux.

Photo : Jennifer Will — usage réservé
🔎👀 À votre avis, laquelle de ces trois morphologies de jambes est la plus aisée pour faire la posture de l’aigle ?
2.2 Le fémur
Le fémur est le gros os dans votre cuisse, il relie le bassin au genou. Selon sa forme et son orientation, il peut tourner différemment dans la hanche. L’angle entre la diaphyse (partie “tige”) et le col (qui porte la tête du fémur) varie naturellement. Cet angle (appelé angle cervico-diaphysaire) se situe en moyenne entre 120° et 140°, mais peut descendre vers 114° ou monter au-delà de 140° [1]. Ces différences modifient directement la mobilité de la hanche.

Deux fémurs gauche.
L’angle entre entre la tête et la tige est différent de 40 degrés ce qui aura une incidence sur la possibilité de faire une plus ou moins grande abduction. (Grand écart facial, ex. de posture de yoga fréquente : Prasarita Paddotanasana)

Deux extrêmes de torsion fémorale. Vue du dessus du col et de la tête de deux fémurs gauche. Pour que les pieds soit parallèles, il faut des rotations fémorales complètement différentes.
Selon la torsion du fémur cela se traduit par le fait que certaines personnes marchent plus naturellement les pieds droits et d’autres les pieds plutôt en canard.

Comme sur l’image précédente, on regarde ici des têtes de fémur vues de dessus. Mais au lieu de comparer deux extrêmes, cette série de six pièces osseuses montre toute la variété possible des angles “tiges-col”. Une diversité qui expliques pourquoi nos hanches n’offrent pas toutes les mêmes amplitudes.
2.3 La hanche
L’orientation de l’acétabulum (cavité où s’insère la tête fémorale) varie aussi, notamment en antéversion et inclinaison [2–3]. Certaines hanches permettent de descendre très bas en ouverture, d’autres “butent” rapidement – quelle que soit la souplesse musculaire.
Voici une photo de deux os de bassins très différents dont on peut observer la cavité orientée différemment.

Le bassin de gauche a l’acétabulum orienté vers les côtés et l’avant tandis que celui de droite l’a orienté vers le sol.

🔎👀 Observez maintenant la position des jambes de ces deux pratiquantes : selon vous, laquelle illustre plutôt le bassin de de gauche ? Et laquelle celui de droite ?
Dans les faits, l’élève de gauche m’a dit : “Je suis sans effort” — et ça se voyait. Celle de droite, qui a précisé ne pas avoir d’arthrose a au contraire répondu : “Même avec tous les efforts du monde, ça ne descend pas plus”.
Cette différence suggère que pour l’élève de droite, une limite osseuse — possiblement lié à la force de l’articulation (un conflit fémoro-acétabulaire) — empêche les genoux de descendre davantage. Vouloir aller au-delà reviendrait à forcer contre la structure elle-même. [4].
3) Quand la pathologie accentue les limites structurelles
Les contraintes ne viennent pas que de la variabilité “normale”. Certaines pathologies déforment l’os ou rigidifient l’articulation, augmentant les phénomènes de butée.
3.1 L’arthrose
L’arthrose (hanche, genou, rachis) : ostéophytes (excroissances osseuses) et pincement de l’interligne s’accompagnent de douleur et de perte d’amplitude [6].

À gauche : genou sain. À droite : genou arthrosé, avec pincement de l’interligne et ostéophytes visibles.
🔎👀 Avec un genou arthrosé, pensez-vous qu’il soit judicieux d’aller dans des postures demandant une flexion profonde du genou, comme Vīrāsana (posture du héros) ou Padmāsana (lotus) ?
3.2 La Spondyloarthrite ankylosante
C’est une pathologie inflammatoire chronique qui diminue la mobilité de la colonne et peut évoluer vers une fusion vertébrale [7].
→ Dans ces cas, “récupérer” la mobilité par des extensions profondes est illusoire et risqué. La voie “juste” est d’adapter (mouvements doux, respiration, renforcement prudent, travail postural global).
4) Exemple concret d’une posture : Marichyasana I

Photo : Jennifer Will — usage réservé
Dans cette extension avant assise, la forme classique de la posture consiste à enlacer les bras autour de la jambe et de fermer la prise derrière le dos, puis de descendre la tête vers le tibia de la jambe tendu.
4.1 Voici quelques cas de limitations structurelles :
4.1.1 Proportions tronc et bras:
Un tronc long + des bras courts peuvent rendre impossible le fait de joindre les mains dans le dos: la sangle sera indispensable.
4.1.2 Mobilité gléno-humérale/scapulaire:

Gléno : se réfère à la glène, la cavité de l’omoplate dans laquelle s’articule la tête de l’humérus
humérale : vient de l’humerus = os du bras situé entre l’épaule et le coude.
scapulaire : vient de scapula = omoplate
Certaines morphologies d’omoplates rendent le croisement des bras derrière le dos mécaniquement impossible.

Ces deux omoplates droites vues de dos montrent des différences physiologiques. Celle de gauche permettrait de joindre les mains derrière le dos sans difficulté, tandis que celle de droite rendrait ce mouvement beaucoup plus limité, voire impossible.

Photo : Jennifer Will — usage réservé
La sangle est l’option la plus intelligente et sécurisante : elle permet de réaliser la posture sans forcer l’articulation au-delà de ses limites.
5) Anatomie invisible : un témoignage personnel
En 2012, une radiographie a révélé chez moi une apophyse épineuse manquante en D12 (anomalie congénitale). C’est à ce moment là que j’ai compris l’origine exacte de mes difficultés à progresser dans les extensions arrières, et surtout pourquoi elles ont toujours été des postures hautement inconfortables :
- L’absence d’apophyse épineuse modifie la dynamique musculaire locale ; je le sens nettement : contractions excessives qui empêchent tout relâchement et déclenchent des contractures irradiant à d’autres zones du dos.
- Dès que je vais trop loin, je sollicite une zone structurellement fragile.
- Ma pratique s’adapte donc : peu d’extensions arrières, rarement profondes, et une écoute fine des signaux d’alerte.
Voici quelques photos de mon dos : elles permettent de visualiser concrètement cette particularité anatomique et ses conséquences.

En me penchant en avant on voit, on distingue nettement la zone creuse, là où l’apophyse épineuse est manquante.

En position accroupie on voit nettement la zone creusée. La musculature environnante doit compenser cette absence pour former une structure malgré toute stable et solide.
👉 La littérature montre que des anomalies congénitales des éléments postérieurs existent, parfois asymptomatiques mais réelles [8].
Cela rappelle qu’on ne voit pas toujours les particularités anatomiques de l’extérieur.
6) Styles de yoga : intensité, codification, adaptation
Les séries codifiées et dynamiques comme par exemple celles de l’Ashtanga Vinyasa ou du Sivananda contiennent des postures exigeantes (comme par exemple Marichyasana I dans la première série Ashtanga). Dans leurs premières séquences, elles peuvent être rendue accessibles grâces aux adaptations proposées par de nombreux enseignants. Néanmoins, plus on progresse dans la série, plus certaines postures très physiques ou contorsions atteignent une limite d’adaptation : elles ne convient tout simplement pas à toutes les morphologies ni à toutes les histoires articulaires.



Illustration originale créée pour cet article, répresentant la série intermédiaire Sivananda
Image - usage réservé
À l’inverse, les cours de type hatha doux, yin, ou orientés récupération sollicitent beaucoup moins ce registre d’effort et de contorsion. Ils mettent l’accent sur le relâchement, l’usage d’accessoires et la gestion fine de l’amplitude. De ce fait, ils sont souvent plus facilement accessibles, sans nécessiter de multiples variations.
C’est là toute la richesse de la diversité des styles : chacun peut trouver une approche adaptée à son corps et à ses envies. Nous n’avons pas tous les mêmes souhaits ni les mêmes besoin dans notre pratique du yoga. Quand on débute et qu’on découvre un lieu multi-styles, il est normal de tester différents cours pour trouver ceux qui nous inspirent. L’essentiel est de se rappeler que certaines postures ne sont pas adaptées à tous, et qu’il est toujours préférable de respecter ses propres limites plutôt que de chercher à reproduire coûte que coûte une forme extérieure.
Les photos de véritables os partagées plus haut dans l’article illustrent parfaitement cette diversité : deux personnes ne feront jamais une posture exactement de la même manière, car leurs structures osseuses les y invitent différemment [9].
7) Le piège de l’ego
Certaines postures spectaculaires (jambe derrière la tête…) n’apportent aucun bénéfice fonctionnel universel. Si elles vous procure du bien-être, continuez. Mais si vous insistez contre une butée osseuse, vous prenez le risque de vous blesser. La qualité d’attention compte davantage que la forme extérieure. Et si une douleur s’installe ou revient sans cesse, le plus utile n’est pas un avis, mais de réaliser des examens médicaux adaptés (radio, IRM, etc.) pour comprendre réellement ce qui limite votre corps.
💡 À noter : certains discours associent certaines postures à des “libérations émotionnelles” localisées (par exemple les hanches comme lieu où seraient stockées les émotions). Ces explications relèvent davantage du langage symbolique que de données scientifiques. Si des émotions surgissent en pratiquant, c’est souvent simplement parce que l’on prend enfin le temps de ralentir et d’être à l’écoute de soi. Cela n’a rien de mystique.
Après avoir vu ce qui peut piéger (ego, discours pseudo-mystiques…) il reste une question centrale : comment pratiquer de manière constructive, sans se faire mal et sans tomber dans les excès ?
8) Pratiquer avec intelligence et bienveillance
• Écouter les signaux du corps : distinguer la sensation juste (étirement, tonicité, respiration fluide) de la douleur ou de la lutte.
• Respecter ses limites : certaines postures ne seront jamais adaptées à votre morphologie — ce n’est pas un échec.
• Adapter si besoin : âge, antécédents médicaux (arthrose, SpA, chirurgie, etc.), fatigue du jour… tout cela fait partie de la pratique.
• Utiliser les accessoires avec discernement : briques, sangles ou couvertures peuvent être de précieux soutiens, mais leur usage n’a de sens que s’il sert l’écoute et non la performance.

🔎👀 Lors d’un de mes cours : une même posture, trois façon de la vivre, grâce aux accessoires et à l’écoute du corps.
Cette attention respectueuse est d’autant plus importante que nous n’avons pas tous les mêmes tissus ni la même souplesse naturelle, un point souvent méconnu que nous allons explorer.
9) Variabilité de l’élasticité tissulaire : hyperlaxes… et leurs opposés invisibles
Au-delà des limites osseuses, certaines personnes possèdent une souplesse naturellement élevée, tandis que d’autres restent rigides malgré des années de pratique.
9.1 Hypermobilité articulaire
Elle concerne environ 10 à 25 % de la population [10]. Elle peut être bénigne, ou s’inscrire dans un syndrome du spectre de l’hypermobilité (HSD) ou un syndrome d’Ehlers-Danlos hypermobile (hEDS)[11–12]. Ces cas présentent une élasticité accrue des tissus conjonctifs, objectivée par tests physiques et mesures biomécaniques [12].
9.2 Hypomibilité articulaire
À l’inverse, certaines personnes, même assidues, ne gagnent pas significativement en souplesse. Des études montrent que la limitation articulaire passive dépend souvent davantage de la tolérance à l’étirement que de la raideur musculaire ou tendineuse [16].
Enfin, les tissus conjonctifs présentent une plasticité limitée : leur adaptation reste très variable selon les individus [17].
👉 Implication pratique : certaines personnes ne deviendront probablement jamais très souples, malgré la régularité. Et c’est tout à fait acceptable : cela ne diminue en rien la valeur de leur pratique. Un yoga respectueux de ces réalités biologiques reste un yoga intelligent.
Conclusion
On entend souvent :
« Ce n’est pas à vous de vous adapter au yoga, c’est au yoga de s’adapter à vous. »
C’est une phrase juste, mais encore trop abstraite si on ne l’étaye pas.
- Les os ne sont pas tous identiques.
- Les tissus non plus.
- Les pathologies accentuent encore ces différences.
👉 La lucidité, c’est de reconnaître que tout n’est pas fait pour nous dans le yoga. Forcer, c’est courir vers la blessure. Insister pour “cocher une posture”, c’est nourrir l’ego plutôt que l’intelligence.
En revanche, adapter, choisir, renoncer parfois, c’est pratiquer un yoga vivant : un yoga qui sert vraiment la santé, la conscience et la profondeur intérieure.
© Jennifer Will — textes & photos : usage réservé
Références
[1] Fischer CS, et al. The neck-shaft angle: an update on reference values and associated factors. Acta Orthop. 2020;91(1):53–57.
[2] Zhang H, et al. Measurement of acetabular orientation using a three-dimensional method. PLoS One. 2017;12(2):e0172292.
[3] Thelen T, et al. Normal reference values and reliability of acetabular cup orientation measurements using a standing radiographic technique (EOS). Orthop Traumatol Surg Res. 2017;103(8):1181–1186.
[4] Gómez-Verdejo F, et al. Femoroacetabular impingement: an update of current evidence. J Hip Preserv Surg. 2024;11(1):1–15.
[5] Soheilipour F, et al. Prevalence of Genu Varum and Genu Valgum in a Selected Sample of Iranian Population. Acta Biomed. 2020;91(3):e2020119.
[6] Katz JN, et al. Diagnosis and Treatment of Hip and Knee Osteoarthritis: A Review. JAMA. 2021;325(6):568–578.
[7] Ward MM. Spondyloarthritis. N Engl J Med. 2019;380:2579–2580.
[8] Strauss ED, et al. Congenital absence of a thoracic pedicle. Spine. 1983;8(7):757–759.
[9] Paul Grilley. Bone Photos. Ressource visuelle éducative (consulté 2025). Disponible : https://paulgrilley.com/bone-photos/
[10] Remvig L, et al. Epidemiology of general joint hypermobility and basis for the proposed criteria for benign joint hypermobility syndrome. J Rheumatol. 2007;34(4):804–809.
[11] Castori M, et al. The Ehlers-Danlos syndrome, hypermobility type: the most common heritable connective tissue disorder. Rheumatology (Oxford). 2013;52(12):2076–2087.
[12] Celletti C, Camerota F. Joint hypermobility syndrome, Ehlers-Danlos syndrome hypermobility type: the same disorder? Reumatol Clin. 2013;9(6):327–332.
[13] Rombaut L, et al. Muscle properties in the hypermobility type of Ehlers–Danlos syndrome. Arthritis Care Res. 2012;64(5):766–772.
[14] Konrad A, Tilp M. Increased range of motion after static stretching is not due to changes in muscle and tendon structures. Clin Biomech. 2014;29(6):636–642.
[15] Konrad A, et al. Associations between range of motion and tissue stiffness in young and older people. Clin Biomech. 2020;73:30–35.
[16] Kruse NT, Scheuermann BW. The influence of stretching type and dose on the viscoelastic properties of muscle-tendon units. Sports Med Open. 2022;8(1):52.
[17] Hopkins Arthritis Center. Ankylosing Spondylitis. Johns Hopkins University (consulté 2025).
[18] Source image arthrose : ResearchGate. Illustration comparant un genou sain et un genou arthrosé (CC BY-NC-ND 4.0). Disponible : knee
[19] Illustration genu valgum / genu varum, Wikimedia Commons, auteur Dr. Vijaya Chander, CC BY-SA 4.0.
[20] Photo du squelette prise lors d’une retraite à La Maison Thébaide, à Mortagne chez Antoine Hebert. Modèle anatomique standard, utilisé ici comme illustration humoristique.
[21] Shumin et Isabelle en posture de Baddha Konasana à Yogamoves Vendenheim